• CAPELINE ET CANOTIER

    Voici ma participation au collectif "CHAPEAUX", édité par les éditions AUZAS  http://www.edition-auzas.fr

    CAPELINE ET CANOTIER.

    Une capeline de paille colorée a rencontré un canotier.
    Sous la capeline, deux yeux de jais rieurs. Sous le canotier, au-dessus d'une fière moustache blonde, deux bleuets.
    Un soleil doux éclairait la campagne encore timidement fleurie. L’eau de la jeune rivière gazouillait fort entre les rochers pour concurrencer les flonflons de la fête, au loin.
    La capeline s'est laissée approcher par le canotier fringant qui lui a fait un bout de conduite.
    La promenade se termina sur un banc, sous la surveillance d'une touffe de lilas. Point n'était besoin d'une duègne. La large capeline sut garder ses distances malgré les rires cristallins qu'elle abritait. Le canotier fredonna, marqua la mesure, mais découvrit d'un geste respectueux une jeune tête blonde inclinée pour saluer le départ de la sage capeline.
    Ceci se passait dans un monde disparu, fait de jeunesse, de rires, d'insouciance.
    De gros nuages, un orage, une tempête, un typhon, un ouragan le dévastèrent. Un autre monde est né. Convalescent, il panse des blessures tenaces, frotte des cicatrices encore sensibles, tente un sourire entre deux grimaces douloureuses. Depuis trop longtemps, un fond de bruits de bottes et des casquettes vert-de-gris ont imposé couvre-feux et restrictions.

    Un bibi à voilette, couvert de deux énormes fleurs de paradis, est suivi tout au long du boulevard par un borsalino gris clair, du même gris que le pantalon à sous-pieds qui gainent deux jambes agiles. C'est un vigoureux marcheur, malgré une boiterie légère, prétexte au maniement dextre d'un jonc noir à poignée d'argent.
    Le bibi accélère et tourne dans une rue adjacente. Le borsalino suit. Hors d'haleine, le bibi s'arrête devant la vitrine d'une modiste. Le voilette se soulève sporadiquement, tant la marche fut vive, ou alors d'émotion ?
    Les yeux de jais rencontrent dans la vitre le reflet du borsalino, et lancent une étincelle. La lueur fugace éclaire deux bleuets innocents et l'étonnement se lit alentour de la moustache blonde.
    Le borsalino se soulève, décrit une orbe et les moustaches sont faces à la voilette émue, voltigeant de plus belle.
    — N'ai-je pas eu le bonheur de vous rencontrer, autrefois, Mademoiselle ?
    — Si, monsieur. C'était avant... avant. Les yeux brillants s’embrumèrent.
    — Mille excuses, je ne voulais pas attrister de si beaux yeux... C'était un si joli printemps, soupira-t-il comme pour lui-même.
    — Mais une si triste année.
    — Une terrible période. Nous en sortirons... Bientôt. Je vous promets. Le borsalino tournait et retournait entre des mains embarrassées. Vous habitez la ville ?
    — Il faut bien, je travaille à présent.
    — Moi aussi. Nous reverrons-nous ? J'aimerais vous faire entendre notre chorale.
    — Vous chantez toujours ?
    — J'essaie de m'y remettre, de rattraper le temps perdu...
    — Celui qui ne se rattrape jamais... dit-elle, rêveuse.
    — On peut toujours essayer. Ses yeux de ciel pur chargeaient ces mots de tant de perspectives...
    Feutre taupé, borsalino, panama, retrouvèrent toque, castor, turban, souvent, longuement.
    Et passa le temps qu'il faut

    suite:

    Advint le printemps et ses naïves fleurs des champs.
    Le voile blanc de Marie en était parsemé. Il valait toutes les coiffures sophistiquées qu'elle vendait aux dames de la ville. Un huit-reflets veillait sur elle. Dorénavant, il ne laisserait aucune casquette de mauvais aloi l'importuner.

    En coiffe de dentelle blanche, Marie, désormais, veille sur un mignon bonnet d'angora. Au-dessous du bonnet, deux yeux d'azur dans un écrin de cheveux sombres la regardent intensément. Mais arrive la moustache blonde qu'on appelle papa, et fusent les rires et la joie d'Élodie.

    Marie a recyclé ses talents. À ses clientes en cheveux, elle propose désormais bijoux fantaisie, foulards et colifichets. Mais toujours un grand chapeau extravagant trône dans sa vitrine. C’en est l'enseigne changeante. Et sous le reflet du grand chapeau, il n'est pas rare qu'un promeneur, attiré par l'étalage aguichant, vienne encadrer son visage.
    Marie et Élodie s'en amusent, complices. Elles se serrent pour se tenir compagnie, si seules depuis que l'homme à la voix d'or enchaîne les tournées à l'étranger, les succès, la réussite.
    Stetsons, bolivars ou sombreros, tricornes d'opérette ou calottes épiscopales, par ses photos dans les magazines, on peut suivre son envol de festivals en galas. Il semble manquer même de la minute nécessaire pour téléphoner à ses deux petits chaperons rouges, seules parmi les dangers.
    Un loup muni d'un casque intégral tenta d'enlever la douce Élodie. Marie se débattit seule comme la petite chèvre de Monsieur Seguin contre la bête, pour sauver sa fille, mais le loup l'emporta.
    Marie, désespérée, demanda de l'aide à un képi sévère qui d'abord l'accusa, puis tomba sous le charme de ses larmes. Loin de sauver la fille, il voulait perdre la mère.

    Un soir, sous le grand chapeau de la vitrine, vint s'encadrer une petite capuche rabattue, honteuse. Les aigues-marines de ses yeux étaient délavées par les pleurs et son petit corps amaigri se serrait dans le vaste châle qui le couvrait. Marie pleura de joie en serrant la repentie contre son coeur.
    Elles furent deux à s'opposer aux exigences du terrible képi. Il n'avait plus de moyen de pression sur Marie et voulut s'en prendre au ravisseur d'Élodie. Il était bien loin, et la jeune fleur, refusant de faner, s’était allée réfugier chez les cornettes. Charitables, elles la recueillirent, la soignèrent, mais s'avisèrent de vouloir l’embéguiner. Élodie, un instant tentée, résista et s'enfuit pour retrouver l'abri des couvre-chefs de sa mère. Les cornettes étant moralement inattaquables, le képi capitula et classa l'affaire.
    C'est ce moment que choisit un manille blanc, abritant une moustache blonde blanchie par des années d'aventures, rzcouvrant un crâne rose encore garni de quelques duvets blonds, pour jeter un oeil interrogateur au travers de la vitrine. Bien entendu, il encadra son visage dans le reflet du grand chapeau qui était du genre deuil chic, comme les pensées de sa créatrice.
    Sidérée, Marie fit signe d'entrer à ce petit homme replet et trop habillé pour le lieu et l'heure. Elle n'avait pas vu, sur les photos raréfiées de l'homme à la voix d'or, se dessiner ce petit ventre rebondi et ces esquisses de bajoues, que sans doute dissimulaient ses costumes de lumière.
    Son air triomphant l'avait déserté. Restait un reflet vague de l'homme qu'elle aimait, noyé dans une physionomie banale et inconnue.
    Marie ne savait plus que penser, que ressentir d'autre que la confusion de ses sentiments.
    — Papa !
    Élodie venait d'entrer. Sans un instant d'hésitation, elle se jeta dans les bras de son père, faisant valser au loin le manille blanc resté en place tant la sidération des deux amants était grande.
    Marie avait jeté un coup d'oeil dans la grande glace où d'ordinaire se miraient complaisamment ses clientes. Elle y avait vu une petite femme aux yeux de braise, la silhouette un peu tassée, le menton empâté. Sa chevelure poivre et sel allait bien avec son visage un peu fané et sa taille épaissie. Une inconnue, elle aussi.
    Elle tendit la main à l'élégant garçon blond qu'elle avait épousé une belle journée de printemps. Il enlaça sa taille de jeune fille. Ses paupières voilèrent un instant les bleuets de sa jeunesse, qui réapparurent intacts.

    Une capeline de paille dorée se promène au bras d'un canotier. Sous la capeline, le bonheur est aux prises avec les cicatrices de la vie. Le bonheur est en train de gagner et un rire frais sort de dessous la paille tressée.
    De l'autre côté du canotier désuet, mais obligatoire en ce jour important, un galurin rigolo coiffe une splendide brune aux yeux de saphir. Sa démarche légère se joue du balancement de sa robe printanière et compense ce qu’a de tranquille le pas du trio.
    Le canotier emmène sa famille fêter leur réunion et quelques petits faits privés dans la guinguette de leur jeunesse.
    L'établissement, lui aussi, à prospéré. De guinguette, il s'est transformé en luxueux restaurant gastronomique qu'à coup sûr une simple modiste n'aurait pu fréquenter. L'homme à la voix d’or le peut, lui. Il a déposé aux pieds de ses deux déesses le fruit qui lui avait fait oublier que le temps passait. Sa seule excuse.
    Elle fut reçue avec modération. Toutefois, Marie salue avec satisfaction ses riches clientes, habituées de l'établissement.
    Après le repas, une promenade en calèche les mène dans la campagne encore timidement fleurie. Ils longent la jeune rivière qui gazouille immuablement entre les rochers. Au loin, on entend les flonflons d'une fête.
    Élodie n'en sait rien, mais chaque fleurette, chaque son, chaque détour du chemin fouette le sang des vieux amants.
    Soudain, rênes en main, le canotier se lève et pousse le cheval, qui part au galop. Parmi les cris et les rires s'envolent une capeline dorée, un canotier passé de mode, et un petit chapeau rigolo garni de cerises

    FIN

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  • Commentaires

    1
    Jane Adler
    Mercredi 10 Février 2016 à 16:35

    Chose promise, chose due! Me voici, enfin, de nouveau sur votre site! Et cette fois, je laisse un message! :-)
    Julie, je l'ai lue, j'ai vécu auprès d'elle pendant plusieurs jours (je lis vite) et je l'ai aimée avec sa souffrance, qui pourrait être la nôtre, sa solution pour s'en sortir, qui elle n'appartient qu'à elle mais élargit notre imagination, car la résilience c'est aussi une question d'imagination. Belle écriture au style fluide, poétique, scandé et envoûtant. Julie et sa Jumelle, telle le Janus aux deux visages, l'ombre et la lumière. Et toute la symbolique de la porte. Parfois il faut transgresser, oser passer la porte, pour accéder au mystère libérateur de notre moi profond. Tout cela sent le voyage initiatique et souvent on ne sait plus si l'on se trouve en dendans ou en dehors. Vous lire, c'est voyager! Merci, Nicolai!

    Je viens également de lire "L'Inconnue". Comme il n'est pas possible de laisser de commentaire à cet endroit, je le poste ici: La mort écrivant un chapitre de notre livre, livre de vie? Belle métaphore! J'aime! :-)
    A bientôt! sur Twitter ou ailleurs? Après tout il n'y a pas que le chant de l'oiseau bleu, le chant des sirènes aussi nous appelle. Et vos histoires en sont peuplées ...

    Bien à vous en toute amitié!

    Jane

      • Mercredi 10 Février 2016 à 18:35

        Merci, Jane, de vos jolies pensées  consacrées à Julie.

        Décidément, vous voyez juste. la guérison de Julie est aussi une sorte de résilience. L'homéostasie (force naturelle qui pousse tout vivant vers le meilleur de son espèce) est aussi une forme de rebond, puisque ces enfants  ont été privés au départ des moyens de l'atteindre, et Zoé, l'héroïne de mon nouveau roman, à paraître bientôt, au moyen des vertus de l'île déserte(urbaine) trouve une autre forme de sublimation.Je suis dans le positif, au fond ! Je me demande pourquoi, alors, la mort me visite, souvent amicalement d'ailleurs (l'inconnue, les châteaux de sable, les vieux et quelques poèmes... Sans doute mon moi auteur et mon moi personnel se compensent-ils. Je ne me savais pas si composite ?

        Heureusement il y a les chats pour sourire et Capeline et Canotier, dont je vais poster un épisode dès maintenant

        Merci encore Jane Il est bon que vous existiez!

        Nicolaï

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