• LOA

     

    Neandertal, moi, je l'appelle NEO, dans l'intimité

    Intimité ? Avec ce personnage grossier, un soi-disant cousin ?

    Je pense qu'on va encore découvrir le moyen d'affiner ses traits et ne plus le présenter sous cet aspect seulement terrible. Il avait sûrement ses charmes. En tous cas, il a vécu, avant notre arrivée, de nombreux siècles pacifiquement. Il n'a pas éradiqué ses autres cousins, ni proliféré au point de mettre sa planète en danger, lui. Peu à peu, on lui concède quelques possibilités artistiques, et s'il n'a laissé que peu de traces, c'est peut-être qu'il respectait la nature et ses habitants, comme le faisaient encore à notre époque des peuples dénommés primitifs que nous achevons de faire disparaître.

    Je vous dis : je l'aime bien. Aussi je lui ai écrit sa  légende, celle de LOA, fruit de ses amours avec TIA. Lui, c'est RHAN

    LOA

    Comme l’eau au pays des contes...

    Les mots, le temps, les situations, les caractères coulent, enjoués, frémissants,

    Profonds ou simplement quotidiens, ils sourdent, petite tache humide, ou jaillissent en flot puissant.

    Toujours grossit le ru, le ruisseau, le fleuve ;

    Les ruisseaux et les fleuves vivent au soleil, sous les ombrages… Presque tous. Celui-ci, ainsi que les autres, prend vie et puissance.

    Son sort cependant n’est pas commun. Sur son parcours, quelque faille l’engloutit, et c’est au noir pays souterrain qu’il étale ses beautés.

    Ignoré, il bâtit, il sculpte, fabrique des diamants, des géodes. Goutte-à-goutte naissent des stalactites pressées de rejoindre la stalagmite avec qui se fabriqueront des colonnades, des draperies, des merveilles.

    Il creuse des vasques, élève des cathédrales, ménage de délicieux nids tapissés de cristaux, cernés de passementeries scintillantes.

    Des siècles, des millénaires passent tandis qu'il parfait son oeuvre secrète, inviolée, au cœur des ténèbres.

    ... Rhan et Tia s’aiment. Ils ne le savent pas, ne comprennent pas la force qui les a poussés à fuir chacun son clan pour courir l'un vers l'autre et chercher un nid pour accomplir quelque chose qu'ils sentent mais ne conçoivent pas.

    Le clan de Rhan est différent de celui de Tia.

    Rhan est différent de Tia.

    Pas seulement parce qu'il est un mâle. Il est beaucoup plus grand, plus large que les mâles du clan de Tia. Son front proéminent est orné de sourcils broussailleux qui montrent sa détermination. Ses vastes mâchoires le rendent terrible, mais lorsqu'il sourit on a envie de s'abriter contre sa large poitrine. C’est ce que veut Tia, et qu'elle fait aussitôt.

    Rhan est séduit par la petite taille de Tia, sa confiance, sa blondeur. Elle ne ressemble pas aux femmes de sa race et cela lui plaît. Il aime son petit corps blotti, son odeur de feuillage, son joli menton volontaire.

    C'est l'eau qui les a réunis. Le fleuve.

    Rhan observait depuis plusieurs jours ces hommes étranges qui avaient investi un abri de la falaise. Leur allure gracile éveillait chez lui plus de curiosité que de peur ; ils mangeaient, dormaient, couvraient et ornaient leur corps, faisaient du feu, cuisaient parfois des viandes, s'en allaient boire et se baigner exactement comme ceux de son clan. Mais ils ne faisaient rien de tout cela de la même façon. Voilà pourquoi Rhan mettait tant de passion à les observer. Il les avait suivis au bord du fleuve, en se cachant derrière les feuillages. Là, il avait été ébloui par la grâce de Tia qui se baignait et estomaqué de voir les jeunes de la horde attraper à pleines mains des poissons dans les trous sous l'eau. Et ces poissons gluants, ils les cuisaient et les mangeaient ! Jamais Rhan ni aucun des siens n'avait mangé ces bêtes aquatiques, à peine les avaient-ils remarquées.

    Il repéra à quel moment ce groupe avait l'habitude de venir au bord du fleuve et ne manqua aucun de ces rendez-vous.

    Il avait compris qu'on pouvait manger des poissons ... Son attention se reporta presque uniquement sur la gracieuse Tia.

    À force d'observation, de plus en plus rapprochée, il advint l'inévitable moment où Tia resta seule au soleil, au bord de l'eau, soigneusement enduite de terre pour se sécher, ses cheveux étalés autour d'elle sur la pierre tiède. Il utilisa toutes ses ruses de chasse pour approcher ce tendre gibier sans lui donner l'éveil, se fit humble et petit, ses deux mains en coupe pleine de baies en offrande.

    Elle accepta le cadeau sans manifester aucune crainte. Il lui décocha son sourire ravageur et ils se levèrent de concert pour aller s'asseoir à l'ombre, sous le couvert des buissons.

    Les rencontres perdurèrent. Rhan apprit les joies de l'eau, le goût des poissons... Et comprit qu'elle préférait cacher leur intimité à sa horde. Peu lui importait. Il planait.

    Vint le moment de chercher un abri pour deux. Elle le dirigea adroitement vers le côté de la falaise le plus éloigné de l'habitat des siens.

    C'était dommage, car c'était le côté où il n'y avait plus de rivière. Elle disparaissait brusquement il ne savait où.

    Ils se glissèrent dans une anfractuosité tapissée de sable. L'exiguïté des lieux leur convenait. Cependant, Tia, curieuse, tendait l'oreille vers un murmure émanant de la paroi rocheuse. Elle contourna une grosse pierre et sourit à la chanson qui en provenait. Rhan était sur ses talons. Son sourire lui suffit : il fit rouler l’énorme pierre, dévoilant un sombre couloir.

    Sombre oui, mais rempli de la musique de l'eau : gargouillante, frétillante, cascadante.

    Sur le devant de la falaise, ils avaient allumé un feu pour cuire un poisson.

    Tia, qui savait comment transporter le feu, emporta quelques braises bien protégées et ils se glissèrent dans le couloir. Là, au moins, aucun jaloux de la tribu de Tia ne viendrait les déranger.

    Une fraîcheur humide régnait dans les ténèbres. Ils firent quelques pas de plus le long de la paroi suintante et soudain, plus de paroi, plus d'humidité, moins de fraîcheur. Et la chanson de l'eau envahissante, omniprésente. La faible lueur des quelques brandons ranimés par leur souffle se perdait dans une nuit immense. Mais quelques étoiles furtives parurent au ciel de cet endroit bizarre. Et la rivière chantait toujours. D'un même élan, ils reculèrent dans leurs propres pas et retrouvèrent la lumière. Le soleil déclinait. Rhan ramassa tout le bois qu'il put trouver et le porta vers l'intérieur, vers les brandons encore rouges.

    La grande flamme qui en jaillit trouva son reflet dans l'eau calme et tout fut illuminé fugitivement. Ils étaient émerveillés.

    Ils se lovèrent dans un creux de la roche et Rhan, jusque là arrêté dans ses élans de mâle par la déroutante fragilité de sa compagne, réalisa à plusieurs reprises l’union dont il rêvait depuis que le soleil et l’eau lui avaient révélé Tia... Et il se rendit compte que sa compagne, non seulement acceptait ses élans mais les appréciait et y apportait tout son concours.

    Ils vécurent cette inoubliable nuit au milieu des splendeurs que la variation des flammes révélaient par bribes à leur vision aiguë de chasseurs cueilleurs, dans la douceur d’une égalité de température dépourvue de vent ; ils se baignèrent à plusieurs reprises dans cette eau courante et fraîche, hôtesse de leur fantastique palace.

    Cette nuit de l’eau changea le monde. Tia, issue des hommes nouveaux fraîchement arrivés par petits groupes de terres lointaines, conçut et enfanta des oeuvres d’un homme dit « de Neandertal ».La petite fille naquit dans la grotte où elle avait été si joliment conçue, au bord de l’eau qui devint son deuxième milieu, avec l’obscurité qui lui était si familière.

    En ces temps obscurs où l’on ne pérorait pas, on n’en communiquait pas moins ses admirations et ses sentiments, on portait des ornements, comme ça, pour se faire plus séduisant, on vivait l’instant présent sans spéculer ni accumuler... on communiquait sans paroles avec sa famille, la nature et les animaux, que l’on admirait sans doute, pour leur force, leur puissance et leur habileté à survivre.

    Loa, fille de Tia, de Rhan et de l’eau souterraine, jaillie de l’obscurité de la caverne hospitalière suscita un sentiment nouveau fait de vénération inconsciente et d’une bizarre sensation de nouveauté. Issue de deux races, elle n’appartenait à aucune.

    Elle ne devint pas une déesse, parce qu’on ignorait qu’on put en idolâtrer, mais la conscience naquit d’un « autre chose » menant vers le concept d ‘un «au-delà ».

    Loa, fondatrice du «Peuple de l’eau et de la nuit », fait partie de nos ancêtres, qui nous ont dirigés vers un peu plus d’humanité.

    Nous avons tout perdu de cette naïveté, de cette instantanéité, de ce plaisir de vivre. Et nous souillons l’eau aussi bien que l’obscurité. Nous perdons le mystère de la nuit à coup d’éclats rivaux du soleil et la vie interne de l’eau à qui nous avons volé ses pouvoirs secrets en lui volant le temps qui lui est nécessaire.

    Oh ! Loa ! Pardon...Pardon!

     

     

     

     


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  •  Conte de Noël

    Avez vous eu une petite pensée pour ceux qui sont dépourvus, seuls,

    et pour qui ces fêtes sont un moment  dur à passer ?

    Ils m'obsèdent.

    Voici une petite nouvelle toute chaude, à peine démoulée et sortie du four.

    Ma maison

    Un monde fou sur le quai. Le métro surgit, tous se précipitent et montent. Sauf elle :

    Ah ! je m’réchauffe un peu. Y sont partis, j'peux m'assoir.

    Oh ! C’est joli, ça, beige et blanc, en laine bien chaude... doit être douce aussi. C’est sûr.

    C’que c’est beau, un manteau comme ça.

    Ça s’rait joli aussi pour une maison...Doux et chaud, et clair, et net... Ah ! ça va mieux !

    Une maison. Ma maison...

    D’abord, c’est une porte, en bois foncé, épaisse, sérieuse, avec du fer...Et pis une cloche, qu’on tire pour avertir qu’on est là.

    Mais non, nunuche ! pisque c’est ma maison, ma porte ! Mais une cloche, c’est joli, quand même. Allez, j’en mets une !

    Vite, je rentre chez moi. Qu’est-ce qu’y fait bon ! Et pis ça sent bon aussi...pas comme certains endroits ! Passons.

    Y’a un feu ? Ben non. Ça fume, ça fait des saletés. Non. Des gros radiateurs, ou même, des murs qui chauffent ! ça existe, ça, des murs qui chauffent ? J’espère bien qu’ils ont inventé ça !

    Au milieu des murs qui chauffent, y’a une baignoire, avec de la mousse qui déborde. Pis plein de serviettes... mais pas des minab’ de rien du tout. Comme des tapis, elles sont épaisses, les serviettes. Et grandes itou. Là, comme ça, beige et blanc. Comme le manteau doux sur l’affiche, là.

    Pis y’a une cuisine. ça sent la soupe. La vraie soupe comme chez mamie Simone. C’était la meilleure, mamie Simone, pour la soupe. Et la purée ! Qu’elle mettait du beurre dessus ! Si on faisait un dessin avec la fourchette, il était colorié en jaune. Mais on n’avait pas le temps de le regarder. On avait faim. Et c’était bon ! Elle était dure, Mamie Simone, mais qu’est-ce qu’elle faisait du bon manger !

    Mais là, c’est pas dans une famille, c’est chez moi, c’est ma maison ! Y a du bon manger plein le frigo, et tout le fourbi pour faire cuire et tout. Moi, je sais pas faire, mais, dans ma maison, on me portera du manger tous les jours.

    Moi, je mettrai mon manteau beige et blanc, tout chaud, tout doux et bien propre, et j’irai acheter juste du pain. Et on m’appellera Madame, parce que je serai bien propre et bien habillée et que j’aurai chaud. Je tremblerai pas. J’aurai pas peur, et la boulangère, elle me donnera du bon pain croustillant, parce que j’aurai un porte-monnaie, dans un beau sac en cuir. Je la paierai, et j’attendrai qu’elle me rende la monnaie, mais je la prendrai pas, parce que je serai plus riche qu’elle... ça lui fera les pieds, à la boulangère. Et pis elle sera contente, aussi. Parce que des fois, elle m’en donne, du pain. Mais du rassis, parce que je paye pas.

    Et je rentrerai chez moi. Avec ma clé, j’ouvrirai ma porte. Oh ! Qu’est-ce qu’y fait bon, chez moi.

    J’irai me coucher dans mon lit. Mon lit, il est grand pour moi toute seule et je peux me mettre en travers si je veux. Il y a une grande doudoune toute blanche pour s’enrouler, à l’abri et personne peut te toucher. Il y a des draps avec des grands dessins. Blancs et beiges, les draps ! ou peut-être gris et roses. A la station Cadet, sur une affiche, y’en avait des gris et roses avec des grandes fleurs. Qu’est ce que c’était chic ! Et pis des draps avec des roses, ça doit sentir bon ! Pas l’acide et la javel comme... Non. Je pense plus à ça.

    Dans ma maison, j’ai fermé la porte épaisse avec ma clé. Je suis seule, propre et tout sent bon. Et j’ai chaud, enroulée dans ma grande doudoune blanche. Comment ça s’appelle, déjà ? ah oui : une couette.

    On en avait des petites, des couettes, avec des dessins, chez la maman d’Elodie. C’était chouette, chez la maman d’Elodie. Au début, j’avais cru qu’Elodie était ma copine, et même un peu qu’elle me prêtait sa maman, qu’avait l’air gentille. Mais j’ai bien vu qu’elle voulait pas la prêter, sa mère, Elodie. Elle est devenue méchante, en colère après moi tout le temps, et même à l’école, elle rapportait des trucs pas vrais sur moi pour me faire punir et mal voir. C’est normal. Elle défendait sa place, sa maison, sa mère. La voleuse, c’était moi. J’le savais bien !

    Mais dans ma maison, dans mon lit à moi, où jamais personne d’autre ne se couche, ma couette à moi, elle est bien plus grande, plus épaisse et plus douce. Et j’y dormirai toute nue. J’en ai marre, moi, de dormir toute habillée et sans couette.

    C’est drôle, y’a plus personne sur le quai, et plus beaucoup de métros qui passent. J’ai du dormir un brin. Merde ! Y vont fermer et me fiche dehors. Oh ! J’ai pas envie ! J’ai pas envie de bouger d’ là. J’chuis un peu réchauffée. Dehors il fait nuit, il fait froid.

    Si je m’laisse ramasser, on m’donnera à manger, mais faudra dormir avec tous les clodos et les puces, elles partagent, elles !

    Où qu’elle est, mais où qu’elle niche, ma maison pour moi toute seule, ma porte qui ferme et mon bain de mousse ? J’la vois. Elle sent bon , elle m’attend. Je rentre avec mon sac de cuir et mon pain tout croustillant. J’en veux pus, de mes sacs plastiques avec mes affaires toutes moches dedans. J’prends seulement ma clé...

    J’arrive !

    Entrefilet sur le journal Métro :

    Miracle de Noël :

    Une SdF sauvée in extremis par l’employé négligent qui a coupé l’électricité des rails cinq minutes plus tôt que l’heure réglementaire. La clocharde s’est précipité sur le rail qu’il venait juste de disjoncter. C’était certainement son jour de chance : elle est sauve, mais semble ne pas jouir de toutes ses facultés. En particulier, elle ne parle que de sa maison, très clairement, avec beaucoup de détails. A tout hasard,au cas où cette maison existe, des recherches ont été entreprises. En attendant la femme, carencée et dénutrie, a été admise à l’hôpital.

    Fin


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  • J’étais parvenu dans une grande pièce tapissée de livres. Vierge de toute présence, ce lieu, toutefois, avait dû être le théâtre d’une intense activité, dont témoignaient la chaleur, l’air vicié et la jonchée de papiers sur le sol. Je compris bien vite que j’avais atteint le fameux purgatoire dont m’avait entretenu l’Ange.

    C’était donc ici que ces innombrables textes contenus dans les volumes trônant sur les rayonnages étaient purifiés de leurs fautes, longueurs, lourdeurs, redites et autres erreurs de style ou de syntaxe.

    A perte de vue, dans l’antichambre de gauche, de longues files d’ouvrages ternes et boursouflés attendaient leur admission, et, de l’autre côté, baignant dans une lumière irréelle, dignes, un peu compassés dans leur nimbe trop neuf, s’entassaient de longues théories de romans et d’essais, des collections entières de contes ou de documents, fin prêts pour le Paradis et candidats à l’immortalité.

    Curieux, à mon ordinaire, j’examinai machines à écrire et ordinateurs, encore chauds d’une active journée, et traînai mes pieds dans les feuilles de papier froissé comme un jeune élève dans les feuilles mortes de la rentrée.

    Bien vite mon attention se porta sur ces détritus entassés. Un, deux, trois, quatre…des adverbes ! Rien que des adverbes ! Le mot d’ordre du jour avait dû être : chassez l’adverbe ! Encore ces pauvres mots, si présents sous la plume courante, si familiers, un peu patauds et gros mangeurs ! La langue à la mode les exècre leur préférant des mots rares et parfois de mœurs douteuses, au sens souvent dévoyé mais à la légèreté de sylphide. Grands, minces et plats comme des top-modèles. Des adjectifs aussi, en surnombre sans doute, ou manquant de sobriété étaient répandus.

    J’en ramassai tant et plus, des très longs, des inhabituels, des craquants, des onctueux, juteux même. Un beau matériau, solide, ferme et dense, un peu lourd. Bien sûr, rien à en faire ! Ces rebuts de la phrase châtiée ne peuvent évoluer seuls. Pourtant, qu’ils sont évocateurs ! Mais c’est qu’ils tiennent presque debout tout seuls !

    En furetant dans les coins et sous les meubles, je dénichai quelques verbes jetés pour cause de facilité excessive ou de suremploi, ainsi que quelques noms bateaux ou équivoques, fruits des chasses antérieures, et rapportai mon butin sur une table à écrire. Pourquoi ne pas travailler sur matériaux de récupération ? Recycler ces pauvres choses injustement bannies, sacrifiées sur l’autel du purisme, voilà qui me tente assez. Je sais que l’Ange académicien qui m’a dévoilé ce lieu de sacrifice sera fâché, mais je veux jouer avec les fruits de mon larcin, m’amuser de leur poids de sens et les relier entre eux comme jamais ils ne le furent. Peut-être, si on les laisse s’exprimer à leur manière nous diront-ils quelque chose d’inattendu au lieu de dépérir bêtement de leur exclusion.

    Inventorions : « Pareillement, merveilleusement, autrement, culturellement, partiellement, inconsidérément, relationnellement ». Oh ! Même «anticonstitutionnellement » ! Mais ce meuble encombrant demande au moins une salle du Sénat, un hémicycle, un vaste amphithéâtre pour s’exprimer !

    Que sont donc ces petites choses, ramassées sur les bureaux comme des trombones ? Des « et », des « ou », des « avec » et des «sans », jetés un peu partout. L’épuration a dû être dure !

    Je classe mes verbes : « faire » bien trop polyvalent, qu’il faut à tout prix remplacer, «avoir »à tous les temps, quelques collègues du même acabit. J’étale ce bric-à-brac devant moi, mais je cale. Ces mots froissés, dédaignés, banals et pauvres ne me parlent pas comme j’aurais cru. Je pense à Denise, cette amie qui possède le talent de revenir d’une promenade avec un caillou, trois herbes sèches pas plus belles que les autres, une fleur de pissenlit et deux pommes de pin très ordinaires, et qui, en une seconde, arrange le tout en un vrai petit chef d’œuvre, naïf, éphémère et rustique. La musique est l’art d’accommoder les sons d’une manière agréable à l’oreille. Il n’y a que sept notes, voyez ce qu’en faisait Mozart ! . Je me sens nullissime devant mes mots boiteux.

    Mon challenge est peut-être idiot, absurde, surréaliste ? Allons ! Je veux seulement jouer. Juste jouer ici, dans ce purgatoire des textes… J’ai presque utilisé tous mes rebuts. Ils sont alignés, sans grâce aucune, avec à peine un petit bout de sens cependant… Quelques virgules, des points, tombés à terre comme des épingles chez la couturière, m’ont été bien utiles…

    Cette tache rose, au loin ? Cette lueur ? Les baies vitrées surgissent du néant… Quelques bruits de clés au bout du couloir…Attention, danger ! L’Ange à bien dit qu’on ne devait pas me trouver là. Des présences se font sentir. Un joyeux brouhaha de travailleurs qui se saluent avant de reprendre le dur labeur se rapproche. Alerte ! Filons ! Où fuir ? Et vite !

    J’enfile à toute vitesse le couloir des ouvrages épurés, mon œuvre de rebuts sous le bras. Je sens une froide réprobation me poursuivre. Tous ces «prêts à imprimer » rigoureusement «clean » font bien sentir qu’ils ne supportent pas d’être côtoyés par mon petit bouquet de «récup » Je me sens aussi à l’aise qu’un chiffonnier d’Emmaüs dans un salon huppé. Mon œuvre et moi ne devons pas sentir le Guerlain.

    Enfin, sinon cette opprobre, aucune poursuite. Je suis sauvé. Je n’ai pas trahi la confiance de l’Ange et mon larcin est probablement passé inaperçu. Revenu à mon manuscrit, je constate que j’ai, emporté par l’action, légèrement dévié de mon plan. Un nouveau chapitre s’ouvre, il faut remettre l’histoire d’aplomb. ...

    Devant ma feuille blanche, je sèche Les expressions, les mots me fuient, ou plus précisément je les rejette au fur et à mesure qu’ils se présentent. L’image du Purgatoire, ces pauvres termes froissées, couverts d’opprobre…Plus aucune expression ne me semble digne de passer l’examen, là-haut. Je revois les «et », «avec », «sans », enfilés l’un à l’autre comme ces chaînes de trombones que l’on fait en pensant à autre chose... les jonchées de ponctuations... Je n’ose plus risquer même une virgule. Ma corbeille commence à déborder de feuilles presque vierges froissées de rage tandis que mon cerveau se vide dangereusement.

    Je ne finirai jamais ce roman, approcher la pureté m’a stérilisé. Affalé sur le sofa, mon petit montage de ramassis devant moi, je songe vaguement à ma rencontre avec l’Ange Académicien quand la vision fugace d’un merveilleux papillon, voletant de ci de là, plus souvent caché que visible, me sort de ma torpeur. Quel éblouissement ! Quelle fulgurance ! C’est une idée : nouvelle, nette, claire, précise et brillante ; un concept éblouissant de vérité au gré de ses apparitions fugitives.

    Je le poursuis. Tantôt il est comme une énigme pliée, son extérieur magnifique laissant présager la richesse de ses ailes déployées, tantôt la rapidité de son vol révèle l’harmonie de ses deux faces vues simultanément, en un troisième aspect, plus profond. Je bondis sur ma documentation, cherchant à identifier, classer, connaître. Puis, armé de ma ténacité, je saisis enfin cette idée si merveilleuse. Privée de mouvement, elle repose devant moi, ses secrets à ma portée et la féerie de son envol brisée. Je l’étudie afin de bien la comprendre ; Je l’assimile, la classifie, la rattache à sa famille de pensée, et constate au fur et à mesure que les si belles écailles de ses ailes, ses ocelles merveilleuses ternissent doucement. Qu’importe, je la tiens. De ma plume acérée et sauvage, je la fixe. Et sous mes yeux, là, en un instant, expirante, elle devient quotidienne, grise et banale

    L’Ange regardait par-dessus mon épaule. Compatissant, il m’expliqua tout : Le Paradis, qu’il ne pouvait me faire visiter, peuplé de papillons plus merveilleux encore, que les bienheureux ne regardent jamais en face. Ils se laissent simplement éblouir et pénétrer par les éclats, les rayonnements, les auras qui en émanent, et laissent couler leur émerveillement directement à leur plume, rédigeant des chef-d’œuvre de poésie pure n’ayant jamais besoin des soins de l’équipe d’anges correcteurs besognant au Purgatoire.

    Je l’écoutais, béat, mais il disparut comme il était arrivé, me laissant anéanti sur mon sofa. Avais-je rêvé ? dormi ? Certainement.

    Avec hargne mais courage, retourné à ma table de travail, actif, appliqué, je reprend mon dernier chapitre. Mais comme en un film je revois l’Ange, les mots rejetés, la rangée d’ouvrages corrigés, prétentieux et peu amènes, puis j’imagine le Paradis de l’Académie du ciel…

    Posément, je réunis mon manuscrit aux trois quart terminé, le jette au vide-ordures, dispose au milieu de mes souvenirs, bien en vue, mon petit bouquet de récupération. Ensuite je saisis mes outils et pars cultiver mon jardin C’est là, certainement, que j’apprendrai le mieux à sentir, palper, humer, me laisser pénétrer de la création. Et puis, c’est plein de papillons dont je ne chercherai jamais à connaître les noms, mais qui, peut-être un jour, se poseront sur moi.


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     La dernière visite de Belzébuth  (extrait)

     Ou comment LA MOTTE, petit village provençal, nargua le diable

     — « Mais si, peuchère, cette année-là ! »

    — « L’année de la canicule de tout l’été... »

    — « Fan ! Si tu te rappelle pas ça... ! »

    — « Bien sûr, Papet, que j ’ai pas oublié ! C’était l’année du diable... »

    — « Té ! Il a bon dos, le diable !  On est tout de même au vingt et unième siècle, vas pas me sortir le diable !  Des criminels, des fous, des terroristes, si tu veux, mais le diable !  Referme ta boîte aux contes provençaux, fada !... qu’on regarde la télévision !

    ... Moi non plus, je n’y crois pas, au diable, pas en permanence. Mais je suis persuadé que les hommes le créent, de plus en plus souvent d’ailleurs, en faisant, en pensant, en voulant le Mal. Alors il gonfle, il prend corps, se solidifie, et vient, avec sa cohorte de démons, s’ébattre sur terre.

    Avec ce printemps aux goûts de plage, de fruits mûrs et d’été, nous étions au Paradis. Il fallait arroser les fleurs et mouiller le pastis, déjà, mais nous faisions la nique à la saison incertaine et ressentions un sentiment délicat fait de compassion et de supériorité pour les pauvres autres habitants de France dont nous suivions, aux infos, les mésaventures météorologiques Nous avions soleil et fleurs, pas de pluies pour gêner nos projets, et l’on se baignait déjà, mer et piscines.

    Egoïstement, nous profitions de tout cela, accordant un regard discret, non concerné, à la guerre infâme, aux misères noires de certaines contrées, à la domination sans contrepartie d’un seul pays sur les autres. On constatait les résultats des mauvaises actions semées ça et là dans les siècles colonisateurs, la mort lente de la pauvre Afrique rongée par tous les maux : cela nous fournissait le matériel de base pour les formidables coups de gueule que nous poussons si bien après boire ou après manger, juste avant la pétanque et au début de soirées sous les mûriers ou les platanes.

    Puis le rosé bien frais nous calmait et chacun savourait son bien-être quand arrivait la fraîcheur du soir qui entrait dans les maisons béantes de toutes leurs ouvertures toute la journée closes, s’épanouissant le soir venu.

    Ah ! Qu’on est bien dans nos villages provençaux ! Nous crions beaucoup, parfois très fort, mais connaissons bien notre chance !

    Pendant ce temps, Belzébuth habitait en Enfer, invisible, indiscernable, et se savait de moins en moins craint, cru, influent. Certes les hommes ne révéraient plus Dieu, lui collant sur le dos  tous les effets nocifs qu’ils créaient tout seuls, et ne voulant plus croire en un Père qui permettait les misères du monde.

    Alors le diable ! Ha ! Ha !... Une relique du moyen âge que l’homme savant  nomme un effet psychologique. On n’exorcise plus les possédés, on les calme  chimiquement, on anesthésie l’incube comme le succube et hop ! le tour est joué. Plus de possédés !

    Des escamotages à dégoûter Satan lui-même !

    Mais les humains, savants ou non, privés de la salutaire peur d’un Dieu juste et de toute la grandiose mise en scène infernale — où les damnés cuisent dans leur jus parmi d’atroces tourments destinés à les rendre prudents— continuaient à sécréter le Mal, plutôt plus et plutôt mieux...

    Leur nombre augmenta la production. La malheureuse période entre nationalisme et  mondialisation la hissa au niveau industriel, et la technologie devenue religion universelle fit le reste. C’était la prospérité au noir royaume souterrain. Les démons bien nourris par le Mal qui se déversait sur eux se multipliaient, se fortifiaient, devenaient puissants, ambitieux. Leur Maître, titanesque, ne tenait plus en sa demeure étroite.

    Splach ! L’enfer, trop plein, éclata comme perce un furoncle bien mûr  et les démons se répandirent sur la terre.

    à suivre


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  •  

    Il était une fois une dame qui habitait toute seule dans une petite maison fleurie de  glycines au printemps et de roses toute l’année...


    extrait des Contes d'autre part, par Nicolaï Drassof  (inédit)

     

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