• crime et chat qui ment (extrait 2)

    Deux des cinq employés à l’emballage, le Père et la Mère Blanc, deux vieux piliers de l’entreprise qu’ils avaient connue rustique et débutante, gisaient dans une flaque de sang et paraissaient sans vie. Le silence régnait quand Mademoiselle Olympe parvint au premier rang des curieux. Puis un murmure ténu le remplaça, devenant peu à peu plus bruyant. Quelques personnes sanglotaient, entourées de consolateurs. Une femme rousse entamait une crise de nerfs et plusieurs collègues s’employaient à la calmer... Personne n’était attentif à la situation, aux présents, aux manquants. Seule l’absence de Monsieur Duponz avait été remarquée, mais sa secrétaire était au courant.
    Enfin on entendit les sirènes, on vit de nombreux gyrophares et les voitures bleues ou blanches encombrèrent la cour d’entrée, dans de grands crissements de pneus pleins d’autorité.
    Quelques instants plus tard, un jeune inspecteur efficace avait réuni tout le monde dans le hall. Il avait dressé la liste des personnes présentes, et commençait à recueillir les témoignages de tous ces gens qui n’avaient rien vu. Les victimes étaient évacuées, toutes deux atteintes de coups de couteau (d’arme blanche disait l’inspecteur, mais personne n’envisageait la présence de sabres ou de fleurets dans l’atelier où les outils tranchants abondaient) Deux autres employés de cet atelier n’étaient pas sur les lieux. Ils étaient au deuxième sous-sol en train de vérifier une livraison arrivée le matin-même. On les fit monter, ainsi que Ludo qui avait rejoint dare-dare ce deuxième sous-sol où il mettait toute son ardeur ( ! ) à tenter de rendre invisible le travail pas fait de sa matinée de glandeur.
    Mademoiselle Olympe était aux côtés de l’inspecteur, qui interrogeait les cadres et les acteurs principaux, tandis que deux autres policiers prenaient les dépositions du menu fretin. Les choses, menées avec zèle, marchaient rondement quand un coup de fil retentit sur le circuit laissé à disposition de l’inspecteur. L’hôpital . L’une des victimes était décédée durant le transport et ils annonçaient qu’on n’avait pas réussi à ranimer la seconde, pourtant encore en vie au moment de son transfert. Si ces deux personnes ne s’étaient pas battues et entre tuées, on était en présence d’un double crime.
    L’inspecteur n’était pas mécontent. Son commissaire lui avait « confié la boutique », pendant qu’il effectuait un stage très important,( à Monaco). Ce double meurtre tombait bien pour son avancement.
    Les victimes étaient au bord de la retraite, tranquilles, sans histoires. Ils comptaient beaucoup d’amis parmi leurs collègues, n’avaient jamais fait valoir leur ancienneté pour obtenir des postes plus reluisants, semblaient heureux dans leur atelier d’emballage. Ils étaient très unis, d’après la majorité des employés-maison, et ceux qui les côtoyaient le plus ne leur connaissaient ni enfants, ni famille proche. Ils étaient tout l’un pour l’autre et leurs seuls amis, ils les voyaient à l’entreprise.
    L’inspecteur s’appelait Malouch. Il était grand, plutôt brun mais son crâne était rasé. Ses dents longues ne l’empêchaient pas de marcher, et vite.
    Il avait réuni et parcouru tous les interrogatoires sans en retirer grand chose. Toutefois, une question restait sans réponse. Ils étaient plusieurs à avoir voulu prendre l’ascenseur, et celui-ci, en excellent état, n’était pas disponible. L’accès de l’ascenseur se faisait au moyen du badge. Certains y avaient accès, d’autres pas. Question de hiérarchie et de dérogations diverses... L’inspecteur comprenait ces bizarreries, les mêmes que celles auxquelles on se heurtait parfois au commissariat.
    Mais qui donc bloquait cet ascenseur, pendant tout le temps écoulé entre l’alerte et l’arrivée de mademoiselle Olympe, la dernière sur les lieux du crime, puisque retenue au téléphone par la police ?
    Il n’avait pour l’instant que ce mystère à creuser. Tout le reste était explicable. Le seul alibi original était celui de ce grand fainéant dénommé Quat’saisons par tout le monde, qui ne se trouvait nulle part de vérifiable à l’heure du crime.
    — « Allez hop !: on l’embarque : garde à vue pour complément d’interrogatoire. On plie bagage. Allez, vite fait ! A la maison et plus vite que ça ! »
    — « Il faut bien faire quelque chose et ce grand mec n’en mourra pas ! Un quasi suspect et un mystère...ça commence à prendre tournure », se félicitait notre inspecteur, gourmand.
    ... Mademoiselle Olympe rentrait à pied dans son petit pavillon, à quelques rues de l’entreprise. Elle était assez contente de la manière dont elle avait su garder son sang-froid, sobre et efficace comme toujours. Quelle affaire tout de même ! Monsieur et madame Blanc, assassinés, et tout ça en l’absence du patron ! Simone et Gaby, qu’elle avait connus jeunes mariés ! Morts ! baignés dans leur sang ! Au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de la firme, sa gangue austère fondait et elle prenait conscience de l’horreur de ce qui s’était passé ce matin.
    Heureusement, dès le portillon franchi, tous ses chats l’accueillirent avec tant de fête, de frottages et de ronronnements que sa légère défaillance passa comme un rien.
    Oui, la sévère Mademoiselle Olympe, dure et rigide, peu aimable en général avec les humains, était une mémère-chat. Elle en accueillait tant qu’elle pouvait, en sauvait de la noyade, de la pendaison, du martyr, de l’abandon, de la faim et des tourments en tous genres. Elle visitait les lieux à chats perdus, squares ou cimetières, pour y déposer de la nourriture, elle en faisait soigner ou castrer à ses frais. Son jardin était squatté par des SDF à quatre pattes dans l’attente d’une adoption, par des éclopés en train de guérir, par une ou deux nichées en danger... Elle était la sainte mère des chats de hasard.
    Tous attendaient son retour, le soir, car ses horaires variaient peu. Et aujourd’hui, elle était en retard et tous le savaient, l’avaient attendu dans la tension et l’inquiétude.
    La gent féline est équipée par la nature d’une horloge qui fonctionne bien. Ils repèrent en un clin d’œil vos horaires, vos habitudes, le bruit de vos clés ou de votre voiture. Tout ça d’un air détaché, l’air occupé par autre chose...se toiletter, dormir... Alors ils se lèvent, baillent, s’étirent et viennent vers vous comme par hasard, pour vous faire une gentillesse... alors qu’ils vous ont guetté depuis un quart d’heure et se sont placés par avance sur votre chemin, mais perchés, planqués, l’air ailleurs...
    Heureuse au milieu de ses minets reconnaissants, Olympe se souvint d’avoir noté par hasard le passage d’un chat par l’entrepôt, juste après le drame. Un gris gouttière tout gonflé comme s’il s’était senti menacé... Qu’est-ce que c’était que ce kiki là ? Avait-il quelque chose à voir avec la tragédie ? Il filait sans hésitation, comme sur un trajet connu... D’où sortait-il ? Pas de l’Entreprise, tout de même ! Olympe, à son grand désarroi, avait fait suivre les ordres du Patron : chasser ou tuer toute bête sur le territoire de l’Entreprise. Une maison spécialisée venait vérifier les locaux régulièrement, poser des pièges et du poison, pas seulement pour les rats. Brrr...Jusqu’ici, aucun chat n’avait été pris, trouvé mort ou sacrifié. Les rats absents, ils n’avaient pas de raison d’aborder ces lieux hostiles. Quelle raison celui-ci pouvait-il bien avoir d’oser y circuler ? Et d’abord, qui était-il ? Pas un abandonné, un miséreux... Il semblait bien gras et en bonne santé, juste apeuré. Peut-être, raisonna-t-elle en experte es félins, se comportait-il un peu comme un coupable : train vif, mais pas allure de fuite, pas un regard en arrière malgré l’attroupement...et pas du tout en recherche de cachette. Non. Il savait parfaitement où il allait et s’y rendait au plus vite, mais sans fuir, pour ne pas être remarqué, poursuivi. Olympe reconnaissait là une stratégie partagée par ses pensionnaires, lors de leurs aventures diverses. Ses réflexions la laissèrent songeuse...
    Ludo s’était laissé emmener sans se départir de son flegme, avait répondu :— « J’chais pas, j’ai rien vu » aux questions posées par le fonctionnaire. Il arborait son air le plus ahuri, désarmant les curiosités.
    Affalé sur le banc dur et froid de la cellule comme il l’aurait été sur un canapé moelleux, il semblait dormir. Mais pour une fois, le sommeil l’avait quitté, laissant place à une contrariété en ce qui concernait sa propre personne — « pourvu qu’ils ne trouvent pas mes planques à siestes, ma petite organisation pépère, les trous de mon emploi du temps... » une inquiétude : —« qu’est devenu Rom ? aura-t-il pu s’enfuir sans être vu ? Pourvu que ces bourreaux de bestioles ne lui aient rien fait ! et un vrai gros chagrin : — « Gaby, Simone... si gentils ! assassinés ? incroyable ! Qui ? Qui a bien pu faire ça ... le salaud, je le retrouverai ! »
    C’était le couple Blanc qui avait fait rentrer Ludo à l’entreprise. Il leur avait rendu quelques petits services en tant que voisin plus instruit qu’eux... Eux l’avaient un peu adopté comme un fils adulte , réservé et laconique mais sur qui on pouvait compter. Seuls ils connaissaient les visites de Rom à son compagnon de léthargie, et les activités annexes de Ludo, poète à ses heures et dessinateur de BD intergalactiques et éthérées.

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