• Vertige blanc

    Trois textes dont le sujet est la blancheur

              1    Parfois, je ne crois plus aux fées

    C’est à l’entrée de la forêt, là bas, un petit coin de l’orée que je fréquente. J’y ai ma place, mes amis, et nous buvons ensemble l’eau d’une minuscule source, qui suinte goutte à goutte de trois pierres et mouille à peine plus que la rosée un tapis mousseux.
    Mes amis sont principalement les buissons et les grands arbres préludant à la vraie forêt, dense, sombre et pour cela peu propice à la promenade, à la chasse et aux cueilleurs de champignons. Nous nous tenons dans l’antichambre, le boudoir de ce rigoureux château. Un vrai refuge convivial et sympathique, que l’on atteint par une petite marche aisée, pour peu qu’on le connaisse.
    J’y ai parfois surpris des animaux, mais, victime de la mauvaise réputation de mon espèce, je n’ai pas pu communiquer. Ils s’enfuient. Leur peur est salutaire, aussi n’ai-je pas tenté de les attirer.
    C’est avec les plantes, les arbres petits ou grands que l’amitié a pu se nouer.
    Il faut un moment pour acclimater mes sens surexploités dans la vie humaine. Quand l’acuité en revient, par l’attention et la disponibilité, quel délice !
    Nous avons maintenant nos habitudes, et la racine saillante d’un de mes arbres préféré m’offre une courbe obligeante, une invite amoureuse à me coucher contre elle sur l’herbe douce. Je m’y love avec reconnaissance et laisse vaguer ma pensée en contemplant les cimes loin au-dessus du ver de terre que je suis.

    Comme pour les humains, je ne cherche pas de mes amis végétaux leur provenance, leur nom de famille, leur origine ni le détail de la forme de leurs organes ou la texture de leur peau. Je m’en tiens à la bienséance qui serait de mise dans une assemblée amicale humaine. Le nom que leur ont donné les hommes m’est inconnu. Qu’il le reste. Je les ai nommés des plus jolis mots que j’ai pu trouver, les plus en rapport avec ce qui m’apparaît de leur personnalité. C’est pour moi leur nom. Il ne me semble pas qu’ils en soient mécontents. Je me plais à penser qu’ils apprécient. Sans doute, puisqu’en ce lieu, je me sens bien-aimé.
    Toute attention relâchée, la vacuité de mon regard s’attarde nonchalamment aux ramilles et aux feuilles nouvelles, celles que le printemps a suscité il y a peu. Le soleil de cette fin mai les découpe sur un ciel lumineux et rend leur vert plus sombre.
    Mais là ! là ! cette blancheur ?
    Un groupe de trois feuilles, à peine attachées à leur branche, tourbillonne au gré de... quel souffle ? Il n’ a pas la moindre brise, tout alentour est immobile et ces trois feuilles tournent et virevoltent, d’un mouvement animé et fantasque. Il me semble bien les voir briller, comme éclairées...
    Un nuage voile le soleil, tamise l’éclairage rutilant de cette après-midi pré-estivale et dévoile l’étonnante blancheur de ce trio dansant. Ce sont des feuilles, pourtant, mais privées pour on ne sait quelle raison de leur chlorophylle, elle sont éblouissantes de blancheur toutes les trois. Qui est l’insecte ou l’oiseau qu’elles ont intrigué ou séduit et qui a coupé la ramille, juste où les trois pétioles se réunissent ? Seule un fibre ténue ou un fil de soie les retient, et autorise leur agitation folle.
    Elles dansent, animées par... Voilà le coupable ! Un joli petit oiseau leur tourne le dos et cherche son équilibre sur une branche si fine qu’il agite sans fin ses ailes et sa queue. Voilà la brise qui fait si bien danser ces trois albinos..
    Fasciné par cette épisode gracieux tout là-haut, hypnotisé je ne vois plus trois feuilles candides, mais le corps et les deux ailes d’un ange minuscule, ou d’une fée, gracieuse et déliée dans sa valse enlevée.
    Voici que se brise le fil de soie dont elle était prisonnière. Une folie de liberté la saisit et elle entame une chorégraphie harmonieuse avec des orbes, des vrilles, des évolutions niant toute idée de pesanteur. Ce n’est plus le furtif battement d’ailes qui l’anime à présent. Ce n’est pas le vent non plus. Elle danse pour elle même, elle est vivante. D’un blanc éblouissant, surnaturel, cette création du hasard a pris vie sous mes yeux.
    Elle danse un ballet à la chorégraphie savante et inattendue, profitant des infimes courants ascendants que l’architecture du clair obscur qui domine là-haut provoquent pour un élan de vie nouvelle vers les cimes. De nouveaux tourbillons, des voltes inédites, des orbes gracieuses la rapprochent de moi au point de voir ses dentelles et voici qu’elle remonte à la faveur d’une respiration du ciel, d’un soupir du zéphyr sur ses ailes ténues. Elle virevolte, danse, danse, danse.. et se fait d’un coup languide, voluptueuse, lascive. Sa danse nonchalante devient séductrice si près de moi que mon cœur s’élance vers elle, accompagne son lent tempo et recueille sa lassitude qu’elle vient poser sur la mousse, juste sur une gouttelette que la courte source à envoyée vers moi, vrai diamant magnifié par une éclaboussure de soleil filtrant entre les branches. Elle reste là, dressée sur son piédestal adamantin, palpitante de sa danse et prête à un nouvel envol, qui ne sera pas. La minuscule gouttelette la retient prisonnière. Peu à peu, rêvant sans doute de la liberté jubilatoire dont elle a joui avec ardeur, elle se couche là, auprès de moi, et nos âmes mêlées montent dans l’éther pour un pas de deux tendre et passionné.
    ... Le lendemain , il pleuvait à verse.
    Lorsque je suis retourné quelques jours plus tard dans mon coin secret, le cœur inexplicablement étreint une angoisse irraisonnée, des ornières et des branches cassées m’accueillirent. Mes amis, bouleversés, blessés sanglotaient en silence, la source était défoncée et même le souvenir de l’émerveillement des jours passés avait été assassiné. Un atroce grillage tout neuf cernait la sombre forêt.
    La nausée me prit, je repartis chancelant vers le village, où l’on m’expliqua que le nouveau propriétaire de ces terres clôturait une grande partie de celles-ci pour en faire une réserve de chasse.

    Il en avait le droit

     

     

     

                  2     OBO

    La feuille blanche
    Elle est devant moi depuis un moment déjà.
    Un moment de rêverie plutôt que de recherche. Que chercher ? Remplir de petits signes noirs cette étendue immaculée ? Je la trouve belle dans sa virginité, sa candeur. Lui conférer une vie, une destinée... C’est là mon habituel rôle de créateur.
    Un créateur a-t-il le droit de ne pas avoir envie de créer ? Peut-il tomber amoureux de la non trace qu’il s’abstiendra de laisser ?
    Je contemple la blancheur immaculée de la feuille avec respect. Avec une sorte d’amour, de désir de ne pas posséder plein de déférence.
    Je contemple...
    En son centre est une infime esquisse de cerne plus blanc que le blanc alentour.
    Puis une idée de trace détermine un espace différent.
    Dans tout ce candide se matérialise le dessin blanc d’un lac opalescent. Il n’est pas gelé, puisque apparaissent des cercles concentriques se propageant vers ses rives où des roseaux se balancent doucement ...
    Qui a créé ce remous ? Y a-t-il une vie sous ce fantasme qui vient de naître ? Un bruit d’insecte rouspéteur crève la surface, suivi d’une tête, suivie à son tour par la totalité d 'un personnage esquissé.
    Il évolue à la pointe du crayon qui lui donne vie.
    Obo. C’est un obo. Ne cherchez pas dans vos dictionnaires. L’obo vient de naître. Son nom du moins. D’ailleurs, il lui faut un H, sinon, il est imprononçable, ce nom. C’est un Hobo.. L’Hobo vient de naître, du moins son nom.
    C’est mieux ainsi, n’est-ce pas ?
    Il est un peu renfrogné, et râle en langue Hobo contre les fantaisies auxquelles l’astreint son dessinateur. Celui-ci l’a fait sortir du lac et marcher sur la rive, en pleine blancheur incréée. Il l’immobilise et cela n’améliore pas l’humeur hoboïesque.
    Un autre remous concentrique sur le lac, une autre tête ...
    Surprise ! C’est un Hobo, manifestement du genre féminin. Très féminin.
    Pour l’aspect : Cheveux, cils, poitrine et jupette ne laissent aucun doute sur sa féminité. Pour l’humeur : aussi râleuse que son comparse, aussi véhémente contre son dessinateur téméraire qui trace une ligne entre les deux hobos. Ceux-ci avancent sur ce trait qui les relie, aussi vociférants l’un que l’autre en se mettant en route, puis le ton du hobo mec passe graduellement de la rouspétance au ravissement, tandis que le hobo nana abaisse son murmure suraigu avec une hypocrite nuance de pudeur timide. Ils se rencontrent sur la rive du lac, et s’ensuit le déroulement banal d’une rencontre amoureuse chez les hobos, qui obéit à tous les poncifs en vigueur chez nous.
    Où est donc caché le dessinateur ?
    Ma feuille si blanche est posée sur mon bureau. Mon bureau est constitué d’un lourd plateau de chêne massif épais et personne n’est en dessous. Malgré le ridicule, j’ai vérifié.
    J’étais dans un état de rêverie éveillée propice à la création, mais je n’ai rien créé. Je dessine comme un enfant de deux ans, dont je n’ai d’ailleurs pas la spontanéité du trait si charmante. Il est exclu pour moi d’avoir fait vivre ces deux personnages qui ne sont qu’une animation d’un seul trait continu, tout en suscitant ces conversations sans paroles, certes, mais au ton particulièrement explicite.
    J’admire grandement cette performance, béatement et sans comprendre d’où vient ce talentueux exploit.
    Tandis que les hobos amoureux se dissolvent dans l’immaculée matière d’où ils ont surgi, l’eau se durcit comme la surface lisse de cette belle feuille blanche.
    Intacte.
    Entre elle et moi, est le vertige de la feuille blanche. Le vertige d’avoir généré un personnage de dessinateur aussi talentueux qu’éphémère qui a son tour a enfanté ces deux croquis animés suffisamment démonstratifs pour manifester leurs griefs envers l’un et leur attirance envers l’autre.
    Vertige de la mise en abyme.
    Une aventure à faire réfléchir un auteur avant de violer la pureté de la feuille qu’il met en face de lui pour conter sa virtuelle péripétie.

     

                 3    Le vertige de la page blanche

    — Oui, maman ! Je dessine. Ça va !
    Paul est installé dans une autre chambre que la sienne. Sa fièvre ne le lâche pas et maman trouvait mal commode, voir dangereuse sa mezzanine bien pratique au dessus de son bureau d’écolier.
    Perdu dans le vaste lit inconnu, il regarde défiler les nuages encadrés par la fenêtre largement dégagée de ses voilages, juste face à lui.
    Bien calé par des oreillers, un plateau monté sur un coussin sur les genoux, il est devant une feuille vierge, un pot de crayons de couleurs à portée de sa main sans forces. Ses joues rosies, ses yeux écarquillés par la fièvre lui redonnent un aspect enfantin qu’il commençait à perdre, et maman est en alerte permanente.
    La position qu’il a prise raccorde la feuille blanche avec le défilé des nuages. Le ciel est déjà là. Paul scrute la feuille immaculée, peut-être à la recherche de quelque accident du papier qui serait un point de départ.
    C’est sur le coin extrême, en haut à droite qu’il décèle quelque chose. Un insecte ? La chose infime avance de trois centimètres sur la tranche du papier puis s’arrête.
    Un minuscule skieur en combinaison rouge et casque noir jauge la descente avant de se lancer sur la pente vierge. Ça y est ! Il s’élance. Son parcours suit des reliefs invisibles de blancheur éblouissante sur blancheur éblouissante. Il dessine des méandres imprévisibles et doit se détourner d’obstacles inattendus par des dérapages qui soulèvent des grands rideaux de neige aussitôt retombés. Il a pris par la gauche une sorte de vallon qui l’engloutit, puis ressort plus loin, un peu plus bas. Une paroi l’a détourné, il ralentit quelque peu en se dirigeant vers le bord droit de la feuille, tout près de la main de Paul, posée là. Paul retire sa main en frissonnant. Il a senti les projections glacées que le petit skieur a soulevées en virant sec.
    Reparti vers le centre , où il trouve un couloir, le voici qui sinue dans ce passage pentu, puis reprend une longue traversée vers la gauche, cherchant un chemin possible, ne le trouvant pas. Il disparaît dans un creux, surgit à nouveau en sautant sur une bosse. Paul a senti le délicieux frisson de peur que procure pareil exploit. Il est avec le minuscule sportif de tout son corps tendu, il participe à cette descente de toute son âme et son cœur bat au rythme des aléas du trajet.
    Le microscopique skieur a épousé tous les invisibles détours de la pente immaculée sans laisser la moindre trace de son parcours. Paul sait à présent où la montagne est ondulée, quand elle se sépare en étroites vallées, à quel endroit sont les obstacles majeurs. Il regarde avec respect l’improbable feuille restée vierge, sur laquelle le petit skieur continue sa descente, empruntant plus directement le droit de la pente devenue moins ardue vers le bas. Tout près de la lisière inférieure de la feuille, là où elle touche le bord du plateau, le petit point presque indiscernable se dirige vers le coin gauche par lequel il sort de la vue de Paul.
    — Oui, maman, je veux bien boire.
    Paul est rouge vif. Effondré. Son cœur bat aussi fort que s’il avait fourni un énorme effort. Il est luisant de sueur et sa respiration haletante et irrégulière semble se calmer un peu, mais inspire encore les plus vives inquiétudes.
    Maman et le médecin sont penchés sur lui, interrogateurs. Paul esquisse un pauvre sourire et tente de sauver la feuille blanche sur le plateau, qui gêne le docteur pour l’auscultation.
    — Attention ! Ne la jette pas . Je veux la regarder encore !
    Perplexes et encore plus inquiets, maman et le médecin se regardent...
    — Mais il n’y a rien, mon chéri ...
    — Si ! Attention. La neige, la montagne ! Il reviendra.
    Demain !
    Et Paul, épuisé, s’endort d’un grand sommeil récupérateur.